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            Ce jeudi 1er septembre, le substitut Richard Verdier avait rendez-vous à dix-neuf heures avec le commissaire Laroche, de Certigny. En poste dans la ville depuis bientôt cinq ans, celui-ci partageait l’avis de Verdier quant au naufrage ambiant, mais n’avait pas pour autant baissé les bras. Ils se retrouvèrent à l’entrée de la cité du Moulin, près de la façade du Burger Muslim, un fast-food où l’on pouvait se régaler des mêmes friandises que dans n’importe quel McDo ou Quick, mais garanties hallal. Chaque ticket de caisse y était estampillé d’un Salam aleikoum de bon aloi. Depuis plusieurs semaines, Laroche s’intéressait à l’établissement. Les frères Lakdaoui, pas plus couillons que d’autres, étaient entrés dans le capital et espéraient ouvrir une sorte de succursale au sein de leur domaine des Grands-Chênes. Après tant d’années à batailler pour se fondre dans la couleur locale, ou prétendue telle, avec leur pizzeria, voilà qu’ils se sentaient comme bercés par la nostalgie des origines. Fallait-il y voir un simple effet de mode, un vague intérêt commercial ou au contraire le signe avant-coureur que le prosélytisme islamiste commençait à porter ses fruits ? Reziane, l’imam qui présidait aux destinées de la mosquée de la cité du Moulin, avait été aperçu à plusieurs reprises en compagnie de l’aîné des Lakdaoui à l’issue de la prière du vendredi. Laroche appréciait moyen.

            C’était même pour cette raison qu’il avait tenu à donner rendez-vous au substitut à cet endroit. Pour l’alerter en lui faisant part de la nouvelle. Verdier haussa les épaules. Ce que lui annonçait le commissaire allait dans le sens de la débâcle générale. Pas de quoi s’étonner. Les deux hommes avaient d’autres chats à fouetter.

            En l’occurrence une réunion à laquelle ils avaient convié les habitants de la cité de la Brèche-aux-Loups. Du moins ceux qui accepteraient de s’y rendre. Un jeudi soir, ça n’était pas gagné, mais Laroche, qui avait pris langue avec le président de l’Amicale des locataires, assurait que le choix de la date n’était pas de son fait. C’était le président de l’Amicale qui avait décidé. Et c’était lui le demandeur. Quant au lieu, Laroche l’avait soigneusement choisi – une salle associative gérée par un club d’arts martiaux. Une soixantaine de places. Il fallait voir grand…

            Une demi-heure plus tard, Laroche et Verdier accueillaient les locataires des HLM de la cité de la Brèche-aux-Loups, qui arrivèrent presque tous ensemble. Une petite quarantaine. Pas si mal. Des gens ordinaires, au visage qui exprimait une profonde lassitude. Ce que jadis on appelait le prolétariat, songea Verdier. Un mot tombé en désuétude, frappé de ringardise, fallait-il croire, à l’instar de « marques » disparues, oubliées, comme le vin des Rochers, la gaine Scandale ou la Boldoflorine, « la bonne tisane pour le foie ». Il en subsistait des traces dans les albums photographiques de Doisneau ou de Willy Ronis que s’arrachaient les « bobos ».

            Certains de ces gens étaient arrivés en couple, quelques-uns même avec leurs enfants. Le panel rassemblait tous les âges. Des retraités, des actifs, des chômeurs. Sans ménager sa peine, Sannois, le président de l’Amicale, délégué syndical CGT dans son entrepôt de moquette, était parvenu à les convaincre de sacrifier une de leurs soirées pour discuter de l’avenir de leur cité. Ça n’avait pas été simple. Une quarantaine ! Sannois n’en attendait pas autant. Pour venir à la rencontre du commissaire de police et de ce personnage mystérieux, le substitut du procureur, on voyait bien qu’il leur avait fallu consentir un effort. Timides, gauches, ils ne savaient trop quelle attitude adopter. Écouter ce qu’on avait à leur dire ou se mettre à râler tout de suite ? N’allait-on pas se moquer d’eux une fois de plus ? Les endormir avec des belles phrases à rallonge, comme dans les débats politiques à la télé ? Il y en avait marre et plus que marre.

            Le commissaire Laroche prit la parole. Tout le monde savait ce qui se passait à la cité de la Brèche-aux-Loups. L’irruption de la drogue, la valse incessante des clients qui venaient s’y ravitailler, les boîtes aux lettres saccagées, les parties communes squattées par des jeunes gens hargneux qui n’hésitaient pas à cracher sur les résidents… c’est tout juste si l’on pensait encore à leur reprocher de pisser contre les murs. Dernier élément en date : le sabotage délibéré et méthodique de l’éclairage public. Certains soirs, plus un seul lampadaire ne fonctionnait. L’obscurité devenait angoissante. À ce train-là, en décembre, les gosses ne pourraient plus rentrer tranquillement du collège à partir de cinq heures du soir. Nombre d’adultes qui travaillaient avec des horaires décalés ne se sentaient plus en sécurité. Sitôt la nuit venue, la cité tombait sous la coupe des dealers. EDF envoyait régulièrement des réparateurs, mais certains s’étaient retrouvés nez à nez avec des pitbulls et avaient préféré déguerpir.

            Les locataires prirent la parole, encouragés par Sannois. Chacun avait son anecdote à raconter. Son lot de petites humiliations à confier. Ils décrivirent leur quotidien d’une voix tremblante, cherchant leurs mots, s’enhardissant peu à peu pour laisser éclater toute leur colère.

            – Hein, ça et plus tout le reste, le coût de la vie qui arrête pas d’augmenter, on compte pour quoi, nous ? Si on est des moins que rien, faut le dire tout de suite ! lança une femme, les larmes aux yeux.

            De rage, elle martela des poings la table devant laquelle elle était assise. Sannois eut quelque difficulté à rétablir le calme.

            – Le fond du problème, vous le connaissez ! conclut-il en s’adressant à Laroche.

            Celui-ci acquiesça.

            – Oui. Nous savons. Seulement voilà, nous n’avons pas les moyens de quadriller la cité en permanence. Et si nous le faisions, tout recommencerait dès que nous aurions tourné les talons…

            Son intervention provoqua un regain de colère. Les invectives fusèrent. Le chef des dealers, tout le monde le connaissait, alors pourquoi n’était-il pas arrêté ? Voilà, c’était dit, la police n’y pouvait rien !

            – On ne peut pas dire ça ! protesta Laroche. La police essaie de faire son travail. Mais il faut nous aider. Pour arrêter quelqu’un et pour l’envoyer en prison, il faut des preuves, et des preuves solides, et vous savez pertinemment combien ces gens-là sont habiles. Alors…

            – Alors quoi ?

            Il marqua un temps d’arrêt.

            – Alors, nous avons besoin de témoignages. Des témoignages écrits, irréfutables. Il faut que vous consigniez noir sur blanc ce que vous voyez, qui fait quoi exactement. Qui donne les ordres, qui est le caïd. Sinon, on peut bien foncer chez lui, vous vous doutez qu’on ne trouvera rien !

            – Forcément, lança un des locataires, la drogue, elle arrive la nuit et ils la cachent dans les faux plafonds ou dans le local poubelles… Essayez de descendre la vôtre sur le coup de dix heures du soir et vous verrez comment vous serez reçu !

            – Total, reprit un autre, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Y a des gens qui mettent tout en vrac en bas des immeubles et, du coup, y a des coins de la cité qui deviennent une vraie décharge, j’ai pas raison, peut-être ?

            On salua son intervention par quelques applaudissements.

            – Témoigner ? s’écria la femme qui s’était déjà dressée en tapant du poing sur la table. Vous nous prenez pour des andouilles ? Et qu’est-ce qui va se passer après ? J’ai une cousine qui habite en province, sa cité aussi, elle était pourrie par les dealers. Elle a témoigné, grande gueule comme elle est ! Eh ben résultat : on lui a foutu le feu chez elle ! Et elle a été obligée de déménager !

            Richard Verdier leva le bras pour demander la parole. Son intervention était très attendue. Il fallait bien justifier les raisons de sa présence, d’une façon ou d’une autre.

            – Personne ici, ni monsieur le commissaire ni moi-même, ne vous demande de vous mettre en danger, expliqua-t-il. Il existe un moyen très simple de vous protéger de toutes représailles. Les femmes mariées… Elles peuvent déposer plainte sous leur nom de jeune fille et se faire domicilier au commissariat. C’est imparable. Les caïds ne réussiront jamais à remonter la piste. Et il n’y aura pas de confrontation.

            – Même pas avec le truc qu’on voit à la télé dans Navarro, là, la glace…

            – Le miroir sans tain ? Non ! Je peux vous en donner l’assurance.

            Chez Navarro, tout finissait par s’arranger dans la bonne humeur après d’habiles retournements de situation concoctés par l’équipe de scénaristes. On frôlait toujours la catastrophe, mais in extremis les méchants étaient toujours punis. Nul doute qu’en un seul épisode le célèbre commissaire aurait réglé le problème de la cité de la Brèche-aux-Loups. Mais dans la réalité, la bonne fée policière ne disposait d’aucune baguette magique.

            L’annonce de Verdier provoqua une grande surprise. Un moment de silence. Puis les questions fusèrent. Le nom de jeune fille ? C’était bien vrai ? Des fois que ce soit une entourloupe… Encore une combine pour embobiner le gogo ? Verdier jura que non. Il se fit fort d’adresser le texte de loi auquel il faisait référence à chacun des intéressés qui lui donnerait son nom. Sous pli fermé, avec une enveloppe sans en-tête, et, si la méfiance persistait, le document était consultable à son bureau du palais de justice. En toute confidentialité.

            Sannois tenta tant bien que mal de canaliser le flot d’interventions qui suivit. Maintenant, tout le monde se lâchait. Tel soir, tiens, pas plus tard qu’avant-hier, on avait vu la voiture, la « voiture bien connue », suivez mon regard, s’arrêter devant le bâtiment C, tel autre soir, c’était machin qui avait bousillé le lampadaire devant l’escalier du même bâtiment, etc., etc. Les témoignages se bousculaient, mais sans que jamais ne soit mentionné un nom. Ni celui d’Alain Ceccati, ni celui des membres de sa petite bande de malfrats.

            – Il faut des noms, des témoignages concordants, insista Verdier. Et les témoignages doivent être écrits. Signés.

            – Ouais, c’est bien joli tout ça, risqua un des hommes présents, mais si vous êtes en train de nous dire que c’est en se planquant derrière des noms de jeune fille que ça va marcher, moi, ça me fout les boules, on n’est pas des pédés, alors pourquoi qu’un de ces quatre on se déciderait pas à faire le ménage nous-mêmes ? Tous ensemble, hein ? Qu’est-ce qu’on attend pour leur en mettre plein la gueule ? On n’a qu’à se procurer des armes ! On est chez nous, oui ou merde ?

            Sa tirade tomba à plat, comme un bloc de pierre perforant la surface d’un lac gelé. Les regards se firent fuyants. Chacun contemplait le bout de ses chaussures en maugréant. Sannois, coutumier de ce genre de rencontre et sachant qu’il ne fallait pas se quitter sans une note d’optimisme, se fendit d’une petite conclusion. Ce n’était qu’un début, il ne fallait surtout pas perdre courage, mais se faire confiance, sinon tout était foutu. En vieux poilu du militantisme, il cherchait à remonter le moral des troupes… Ce fut le signal de la dispersion. Sannois serra la main du commissaire, puis celle du substitut, tandis que les autres participants s’éclipsaient en silence.

            – C’était bien. Faut de la patience, je crois qu’on va y arriver, dit-il en réprimant un bâillement. Excusez-moi, mais demain, au dépôt, j’embauche à six heures, alors je vais pas trop m’attarder… Ah, au fait, merci, hein !

            Il était à peine vingt-deux heures. Verdier et Laroche restèrent seuls, désemparés.

            – Vous y croyez, vous ? demanda Laroche.

            – Bah, l’espoir fait vivre, non ? soupira Verdier.

            Ils regardèrent Sannois s’éloigner vers sa voiture. Des types de cette trempe, ça ne courait plus trop les rues.

 

Ils Sont Votre épouvante Et Vous êtes Leur Crainte: Roman Noir
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